Inconnue
Cette année-là, j’étais dans mon village à la période de la fête des morts, le 2 Novembre.
Je suis allée avec ma mère sur la tombe familiale, dans le cimetière couvert de pots de chrysanthèmes de toutes couleurs. A peu de distance des tombes de marbre bien entretenues et fleuries, il y a un petit espace de tombes en terre, portant un simple panneau de bois où sont inscrits le prénom, le nom et la date du décès. Jusqu’à présent, j’étais simplement passée devant. Ce jour-là, je me suis arrêtée devant chaque tombe, en regrettant un peu de ne pas être moi-même, plus tard, dans une tombe en terre très simple, plutôt que le caveau familial. Il y avait deux tombes dont le panneau de bois portait l’inscription « Inconnue » et l’année de l’enterrement.
Elles étaient remarquables par leur nudité, au milieu du fleurissement de tout le cimetière.
Je me suis demandée comment se faisait-il que personne n’ait pensé à les fleurir, et, en me rappelant que pendant des années, l’idée ne m’était pas venue à moi-même, je compris qu’il ne me restait plus qu’à le faire sans autre considération sur ce qu’auraient pu faire les autres.
Je suis allée chez la fleuriste, qui est nouvelle au village, et j’ai acheté deux vases de chrysanthèmes. J’ai eu la tentation de les choisir rapidement, comme si ce choix avait moins d’importance que pour un proche. Je me suis rappelée alors que je pouvais les choisir avec soin. N’étions-nous pas en train de devenir proches, les défunts ou défuntes, et moi ? La fleuriste me détaillait les qualités des différents plants. J’ai choisi un rouge éclatant, et un jaune orangé. A ma surprise, elle m’a proposé de m’accompagner au cimetière, avec son petit chariot de livraison. Elle a fermé la boutique, affichant sur la porte un papier « en livraison » et nous sommes parties. Le vent soufflait très fort, comme souvent dans la région. Elle s’appelle Émilie. Durant notre marche, elle m’a dit qu’elle avait travaillé dix ans comme diététicienne à l’hôpital, mais qu’elle en avait eu assez de ne voir que des personnes très malades ou en soins palliatifs, et qu’elle avait décidé de devenir fleuriste.
Nous sommes entrés dans le cimetière, et, en marchant entre les tombes de marbre, nous avons redressé les pots de chrysanthème que le vent avait renversés. Puis nous sommes arrivées à la première tombe inconnue. Nous avons creusé ensemble un trou pour y caler le pot de chrysanthèmes rouges. Nos mains se rejoignaient dans la terre sèche. Il y avait, au pied du panneau de bois, une petite plaque de marbre sans inscription, avec la tête du Christ, que peut être le gardien avait posée là. Émilie l’a redressée. Je lui ai demandé si elle était religieuse. Elle a dit : pas trop. Et vous ? Je lui ai répondu que je suivais un chemin spirituel, que c’était un peu différent des religions. Alors je lui ai proposé qu’on reste un instant devant la tombe avec une pensée élevée pour le défunt ou la défunte. Et nous sommes restées ainsi en silence un petit moment.
Puis nous sommes allées sur l’autre tombe, où deux pots de roses en plastique, déchirées et délavées par les années s’agitaient dans le vent. Sur cette tombe, la terre était si dure qu’il était impossible de creuser un trou. Alors nous avons calé le pot de chrysanthèmes avec des pierres, contre le panneau de bois. Et nous avons partagé encore un moment de silence et de prière devant la tombe. Puis nous sommes reparties. Elle devait retourner au magasin, pour accueillir les clients, qui affluent après la messe. Je lui ai pris la main et l’ai remerciée. J’étais émue que nous ayons pu faire cela ensemble. Elle souriait dans le vent. Elle me remerciait aussi.
En rentrant à la maison, j’ai repris une lecture que j’avais commencée le matin.
Il était écrit : « Les bouddhistes disent que toutes les personnes que nous rencontrons ont été dans une autre vie, notre mère, notre père, notre époux, épouse, notre enfant. Peut-être qu’ils exagèrent. Peut-être pas… »
Angèle